Je n’oublierai jamais ce vertige, cette nausée poisseuse qui m’a saisi dès la première page. Un goût métallique dans la gorge, comme si chaque phrase arrachaït un morceau de ma chair. Et pourtant, je suis reparti, encore plus avide, prêt à plonger dans l’amas d’horreurs. Parce que parfois, seule la brutalité la plus crue peut disséquer la beauté de notre monde malade.
Viscères et néons : le choc frontal
La première fois que j’ai ouvert American Psycho, j’ai cru tenir un manuel de torture plutôt qu’un roman. Bret Easton Ellis plante ses crocs dans la Chair du Capitalisme, livre une écriture chirurgicale où chaque mot incise la peau. Patrick Bateman joue le cadavre et le chirurgien : d’un côté un businessman lisse, de l’autre un psychopathe obsédé par la décomposition des corps. L’alternance des listes de marques et des scènes de carnage crée un vertige kafkaïen. On ne sait plus si l’on feuillette Vogue en attendant son prochain élan de violence ou un manuel de style avant l’homicide.
Pourtant, dans cette débauche de sang et de néons, je décèle une beauté tordue. C’est comme admirer un tableau de Goya où la douleur est sublimée jusque dans ses moindres fibres. Ellis ne se contente pas de nous vomir à la face une satire sociale ; il cisèle une œuvre d’art transgressive. Chaque coup de scalpel littéraire est pensé pour nous briser, nous garder captifs, et paradoxalement nous délivrer d’une langueur aseptisée. On en ressort sale, mais vivants.
Banque, beauté et barbarie
Au-delà de la mise en scène gore, c’est l’alliance du froid financier et de la passion morbide qui fait naître la révolte. Bateman énumère les cours de la Bourse avec la même ferveur qu’il décrit un corps éventré. On pense à DeLillo, à son White Noise où la mort rôde dans le supermarché, mais Ellis pousse le curseur plus loin : il fait de chaque instant monnayable un prétexte à l’excès. Le roman devient un miroir déformant, un kaléidoscope où la société de consommation vomit sur la littérature ce qu’elle a d’aigu, d’absurde et de désespéré.
C’est cette tension permanente qui m’a happé : la juxtaposition d’un luxe clinquant et d’une violence viscérale. L’écriture joue avec nos certitudes comme un chat sadique avec sa proie. On rit jaune, on se dégoûte, on reste accroché, hypnotisé. La culture pop se mêle à la folie, les références se font scalpels, et l’on découvre que le vernis civilisé cache toujours un abîme prêt à nous engloutir.
Ma convulsion intime
Je me souviens de la nuit où j’ai lu la scène du club privé : la lumière stroboscopique transformait la décomposition en spectacle, et j’ai vu mes propres ombres danser sur les murs. J’avais l’impression d’être Bateman et sa victime, chassé et chasseur à la fois. Cette fusion m’a révulsé, mais elle a aussi réveillé un écho sombre en moi, une envie de confronter mes propres pulsions. Car si la littérature ne vous met pas face à vos démons, à quoi sert-elle ?
Ce frisson intime, je ne l’avais jamais ressenti. J’ai vomi, littéralement, mais je suis resté pour redevenir moi-même, plus conscient de ma part d’ombre. Ellis m’a fait la plus belle des offrandes : la liberté de regarder la laideur en face et d’y trouver, contre toute attente, une forme de salut.
Conclusion
American Psycho n’est pas une lecture de confort, c’est une épreuve initiatique. Il hurle la vacuité de nos certitudes et sculpte, dans la chair même du lecteur, une cicatrice. Comme l’écrivait Céline : « La réalité, c’est la seule littérature qu’on n’invente jamais entièrement. » Ce roman vomitif est ma vérité littéraire—irrévocable, inoubliable, indispensable.